Tisser des liens en isolement : les collectifs au travail dans le cyberespace

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Le projet

Les collectifs de travailleuses et travailleurs, soit les regroupements tant officiels qu’informels dans le cadre desquels les membres échangent et unissent leurs forces, sont une pièce importante de l’échiquier moderne du travail et des relations employeur-employé, et ont évolué avec la numérisation du travail. Nous avons structuré notre synthèse des connaissances afin d’en apprendre plus sur ces collectifs à l’ère numérique, de combler certains manques dans l’analyse de leur évolution, et de faire état des politiques qui aident à bien implanter ces regroupements pour les travailleuses et travailleurs éparpillés et éloignés de leurs pairs. Nous réunissons les récentes contributions du milieu universitaire dans différentes disciplines (ex. : sociologie, gestion, relations de travail) et les enseignements à tirer de rapports issus du milieu professionnel ainsi que d’autres sources savantes. Nous nous penchons surtout sur deux aspects des collectifs au travail : les regroupements de travailleuses et travailleurs numériques ainsi que la numérisation des syndicats et autres organisations du genre. Nous traitons aussi brièvement de deux autres aspects : les réseaux sociaux organisationnels et les communautés de pratique virtuelles. Dans chaque cas, nous présentons nos principales analyses et constatations. Nous concluons par une analyse des implications pour l’élaboration de politiques. Les lignes qui suivent présentent un synopsis de notre travail.

Principales conclusions

  1. Collectifs de travailleuses et travailleurs numériques

    Avec le travail numérique (ex. : télétravail, plateformes en ligne) les collègues ne partagent plus d’espaces physiques, ce qui nuit aux interactions, pave la voie à l’isolement social, et effrite la qualité des relations professionnelles. De plus, lorsque le cadre des relations est numérique, le rapport entre collègues perd en cohésion et gagne en compétition. La pandémie a accentué cette tendance à l’isolement avec l’imposition de la distanciation sociale sur les lieux de travail. Néanmoins, les communautés en ligne viennent offrir une nouvelle façon pour les personnes qui font du télétravail de lancer et d’alimenter des microprocessus pour se rapprocher et se solidariser. Ceux-ci peuvent devenir un tremplin pour se mobiliser, exprimer des griefs et entreprendre une action collective. Dans quelles conditions ces microprocessus se limitent-ils à des microinteractions, et quand sont-ils susceptibles de déclencher des mouvements collectifs plus importants ou même de mener à un collectif de travail traditionnel? La question reste à explorer à fond.

  2. Numérisation des syndicats et autres organisations représentant les travailleuses et travailleurs

    Les syndicats mettent à profit les technologies numériques, comme les médias sociaux et l’intelligence artificielle, à des fins de sensibilisation, de mobilisation et d’émancipation des travailleuses et travailleurs, qu’ils aient un profil conventionnel ou non (ex. : à la pige, autonomes ou rattachés à une plateforme). Les canaux de communication en ligne peuvent compléter efficacement les stratégies syndicales traditionnelles. Par conséquent, le syndicalisme numérique est vu comme un nouveau poumon du mouvement syndical. Pourtant, nombre de syndicats sont assez conservateurs dans l’adoption de technologies pour organiser et mobiliser leurs membres. Or, il convient de noter que c’est avec les technologies du Web que s’organisent en leur cœur les nouvelles mouvances populaires de défense des droits au travail. Parmi les pistes intéressantes pour la recherche future, citons l’interconnexion des mouvements populaires et des syndicats par le biais de stratégies de mobilisation numériques, les forces centrifuge et centripète qui s’y opèrent, et la réinvention subséquente du travailleur en collectif.

  3. Réseaux sociaux organisationnels et communautés de pratique virtuelles

    Certaines entreprises encouragent leurs employés à fréquenter leurs réseaux sociaux organisationnels, l’objectif étant de favoriser la collaboration, l’innovation et l’échange de connaissances entre les personnes géographiquement dispersées. Les technologies numériques facilitent également la socialisation au-delà du cercle immédiat de ses collègues. La communauté de pratique en ligne est vue comme un canal efficace pour la collaboration et le transfert des connaissances – de manière officielle, mais surtout informelle –, et se trouve donc au carrefour entre la recherche et la diffusion du savoir. L’une et l’autre démarche permet d’aller obtenir une reconnaissance à l’interne et à l’externe, ce qui rejaillit sur la communauté dans son ensemble ainsi que ses membres individuels. Il nous faut toutefois encore établir si le « travailleur en collectif » est le précurseur, le successeur ou le protagoniste in fieri des réseaux sociaux organisationnels et des communautés de pratique virtuelles. Il reste aussi à déterminer à quel point les relations en personne sont essentielles à l’établissement de ces communautés. Nous ne connaissons pas non plus les limitations qui peuvent s’appliquer dans la structuration d’une communauté si les relations se tissent uniquement en ligne.

Conséquences relatives aux politiques

  1. Organisations : Les entreprises gagneraient à cultiver une communauté en ligne libre de surveillance où le personnel peut exprimer ses doléances, et à accorder du poids à ces griefs sur le plan des relations de travail. De plus, ces communautés organisationnelles en ligne comme les communautés de pratique virtuelles devraient appliquer des stratégies pour atténuer le potentiel effet limitant des hiérarchies du savoir établies en entreprise et promouvoir un échange d’égal à égal entre les employés et les praticiens.
  2. Syndicats : Pour tirer parti des stratégies novatrices de mobilisation numérique, les syndicats doivent se défaire de leur esprit de clocher. S’ils pouvaient échanger entre eux sur les différents buts poursuivis (tant par leurs membres que par les mouvements populaires), les outils technologiques déployés et les résultats attendus et inattendus de leurs efforts, cela ne pourrait qu’améliorer leur savoir-faire, leur efficacité et leur impact au sein de leur organisation, en plus d’ouvrir la voie à une collaboration intersyndicale stratégique qui se piloterait en ligne.
  3. États : De par le monde, les collectifs de travailleuses et travailleurs officiels sont régis institutionnellement par un cadre législatif. Mais lorsqu’ils se bâtissent dans le cyberespace, ces collectifs – tout pertinents qu’ils soient dans les faits sur la scène du travail – ne sont pas couverts par la législation. L’État devrait fixer les conditions dans lesquelles ces collectifs en ligne seraient reconnus comme parties prenantes des relations de travail et établir leurs droits. Sinon, la nouvelle dynamique de négociation en ligne aura tôt fait d’écarter l’État des relations de travail.

Renseignements supplémentaires

Rapport complet

Coordonnées de l’équipe de recherche

Yao Yao, Ph. D., professeure adjointe en gestion des ressources humaines, École de gestion Telfer, Université d’Ottawa : yao@telfer.uOttawa.ca

Lorenzo Frangi, Ph. D., professeur en relations du travail, Département d’organisation et ressources humaines, ESG UQAM : frangi.lorenzo@uqam.ca

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