Le projet Ărramăt : les Autochtones ne veulent pas s’asseoir à la table existante, ils veulent une autre table


Fonds Nouvelles frontières en recherche | Date de publication : 2022-03-14 11:15 AM (heure de l’Est)

Le haw wau, épice locale utilisée par les Pgaz K’Nyau (ou Karens), dans le village de Mae Yod, district de Mae Chaem, province de Chiang Mai, en Thaïlande.

Photo : Pgakenyaw Association for Sustainable Development


Danika Littlechild sait qu’il y a des moments qui définissent la passion d’une vie. Ces moments nous poussent à être meilleurs, à faire mieux et à demander mieux, les raisons mêmes qui font de nous ce que nous sommes.

Cette femme crie a réalisé cela alors qu’elle n’avait que quatre ans et vivait au sein de la nation crie Ermineskin à Maskwacis, sur le territoire du traité no 6, dans le centre de l’Alberta.

Elle était très proche de son oncle, aujourd’hui décédé. Ce dernier venait la chercher chez elle pour la mener à la maison de sa kokum (grand-mère en langue crie).

Il y a très peu d’endroits sur terre où la nature et les peuples autochtones ne sont pas soumis à un stress.

À chaque pas franchi auprès de son oncle, Danika Littlechild comprenait davantage non seulement ce que la Terre donne, mais aussi son propre lien avec la nature et, en fin de compte, ce que cela signifie que d’être Crie.

En chemin sur le sentier, il lui décrivait les différentes plantes, les différents champignons, ainsi que leurs utilisations. Il lui disait comment on les nomme en langue crie, quand les récolter et comment le faire en conformité avec leurs coutumes.

Danika Littlechild n’a pas oublié ces enseignements, qui ont nourri l’amour qu’elle porte à son territoire, à son patrimoine et au lien spirituel qu’elle entretient avec eux. Toutefois, ces moments sont désormais des souvenirs, car toutes ces merveilles de la nature et toute cette biodiversité ont disparu.

Le sentier qu’elle empruntait avec son oncle est maintenant envahi par la digitaire.

Cette mauvaise herbe a commencé à pousser à cause de l’exploitation pétrolière et gazière, du forage dirigé, de l’utilisation abondante de pesticides et d’herbicides dans les champs avoisinants et de la surexploitation des eaux souterraines. Au cours de sa vie, Danika Littlechild a vu disparaître les milieux humides.

Cela démontre à quel point nous pouvons perdre rapidement ce qui nous est le plus précieux, estime-t-elle. Aujourd’hui, à 46 ans, elle a un garçon de quatre ans avec qui elle ne peut emprunter le même chemin : il n’y a rien à lui montrer. Elle peut lui raconter son enfance à elle, mais ne peut rien lui enseigner puisqu’il n’y a rien à lui montrer.

Selon elle, la perte des terres, des voies navigables et de la biodiversité ainsi que le manque de conservation présentent un instantané de la crise à laquelle font face les communautés autochtones partout dans le monde. Plus qu’une perte physique, cette crise est caractérisée par la destruction culturelle et spirituelle perpétuée par l’absence d’inclusion des peuples autochtones dans l’élaboration des politiques et la prise de décisions des gouvernements relativement à la mise en valeur des ressources et aux changements climatiques.

Ces décisions au sujet des Autochtones sont prises sans eux, constate-t-elle. Ils ne veulent pas nécessairement s’asseoir à la table où elles sont prises et qui existe depuis 50 ou 60 ans, ils veulent une autre table.

Avocate, Danika Littlechild a pendant vingt ans mis ses compétences au service des peuples autochtones, aussi bien au Canada que sur la scène internationale, dans le système des Nations Unies. Elle est maintenant professeure adjointe à la Carleton University, à Ottawa, et cochercheure principale au sein de l’équipe du projet Ărramăt, qui comprend des leaders et des chercheures et chercheurs autochtones et non autochtones. Plus de 60 p. 100 des membres de l’équipe sont des femmes et des personnes de différentes identités de genre.

Le projet Ărramăt s’est vu attribuer une subvention de 24 millions de dollars sur six ans, dans le cadre du concours 2020 du volet Transformation du fonds Nouvelles frontières en recherche, pour l’exécution de recherches menées par des Autochtones sur la conservation de la biodiversité et les liens que la biodiversité entretient avec la santé et le bien-être des peuples autochtones dans le monde. Les Autochtones qui participent à ce premier projet de recherche d’envergure de cette nature ne sont pas que de simples collaboratrices et collaborateurs. Ce sont des spécialistes des questions qui touchent leurs communautés et leurs droits.

Il y a tellement de peuples autochtones qui perdent la terre dont ils sont tributaires pour leur santé et leur bien-être, selon Brenda Parlee, chercheure principale désignée du projet, professeure et ancienne titulaire d’une chaire de recherche du Canada de l’University of Alberta.

Elle affirme que d’énormes pertes de biodiversité sont attribuables à la mise en valeur des ressources et aux changements climatiques. Si, pour beaucoup de gens, la biodiversité évoque les climats tropicaux ou encore des espèces de grande taille comme le léopard des neiges ou le caribou des bois, elle est d’avis qu’il faut aussi prêter attention à des espèces moins charismatiques, comme les graminées des prairies et les mousses qui sous-tendent nos écosystèmes.

Il s’agit maintenant de se demander quels sont concrètement les modes de connaissance des Autochtones et comment faire en sorte qu’il en résulte des actions.

Brenda Parlee insiste sur le fait que le projet Ărramăt ne porte pas uniquement sur des aspects environnementaux.

En effet, le déclin de la biodiversité s’accompagne – chaque jour, chaque semaine, chaque année – d’impacts sur la sécurité alimentaire, sur les possibilités de soins et de guérison et sur les langues autochtones. La perte de ces langues n’est pas qu’un indicateur clé du changement qui s’opère dans le bien-être des peuples autochtones, elle représente également la perte d’un riche savoir qui est essentiel pour la nature et l’être humain.

Il y a très peu d’endroits sur terre où la nature et les peuples autochtones ne sont pas soumis à un stress, soutient Danika Littlechild.

Poursuivre sur cette trajectoire et donner très peu voix au chapitre aux peuples autochtones dans la prise des décisions en ne leur fournissant que d’infimes occasions de se faire entendre se traduiront, à mesure que nous tenterons de nous attaquer aux changements climatiques, aux pandémies et aux législations visant la conservation de la biodiversité, par des répercussions amplifiées sur les territoires et la vie des peuples autochtones et sur leur capacité de bien-être.

Le projet Ărramăt a pour objectif une vision plus holistique et plus inclusive de la conservation de la biodiversité, pour faire ressortir l’impact des décisions en matière de politiques sur la santé mentale et spirituelle des peuples autochtones et pour faire comprendre que le lien à la terre est source d’équilibre pour les animaux et contribue au bien-être général de l’être humain. La subvention du volet Transformation du Fonds soutiendra principalement des recherches dirigées par des Autochtones.

Les constatations qui émaneront de ce projet de recherche exerceront une influence sur les politiques, assure Mariam Wallet Mohamed Aboubakrine, Touareg de Tombouctou, au Mali, et cochercheure principale du projet Ărramăt.

Cette dernière estime que son diplôme de médecine et le rôle qu’elle a joué alors qu’elle présidait l’Instance permanente des Nations Unies sur les questions autochtones lui confèrent un point de vue tout à fait particulier pour codiriger le projet. Les peuples autochtones du Canada et d’ailleurs ont eu très peu d’occasions et de ressources leur permettant de mener leurs propres recherches et de les publier. Le projet Ărramăt leur fournira des occasions dont ils ont grandement besoin pour produire des données probantes à partir d’une vision du monde autochtone et pour réduire ce que Mariam Wallet Aboubakrine qualifie d’« énorme fossé entre les universités et autres organismes de recherche en santé et en biodiversité et les décideurs ».

Elle voit dans ce projet une occasion unique, pour elle et pour ses sœurs et frères autochtones, d’être elles-mêmes et eux-mêmes et d’approfondir des questions qu’elles et ils jugent fondamentales, notamment l’importance de la biodiversité et de l’environnement pour l’identité.

Sherry Pictou, Mi’kmaw et autre cochercheure principale du projet, croit quant à elle que les Autochtones y travaillent depuis très longtemps mais toujours en faisant face au défi de susciter des changements transformateurs. Elle est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en gouvernance autochtone de la Dalhousie University et ancienne cheffe de la communauté mi’kmak de Bear River, en Nouvelle-Écosse.

Sherry Pictou affirme que jamais la population n’a été aussi sensibilisée aux droits des Autochtones, que ce soit au Canada ou ailleurs dans le monde, et ce, en raison des travaux de la Commission de vérité et réconciliation, de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones (et personnes bispirituelles) disparues et assassinées et de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Elle espère que l’équipe pourra tirer parti de cette lancée et être un catalyseur de changement pour ce qui est de la conservation de la biodiversité dans ses liens avec la santé des Autochtones.

Le projet Ărramăt est pour elle l’occasion de mettre cela à l’avant-plan plutôt que de s’adapter à une autre méthodologie ou à une autre philosophie. Il s’agit maintenant de se demander quels sont concrètement les modes de connaissance des Autochtones et comment faire en sorte qu’il en résulte des actions.

Les autres cochercheurs principaux de l’équipe sont Murray Humphries, directeur du Centre d’étude sur la nutrition et l’environnement des peuples autochtones de l’Université McGill, et John O’Neil, professeur et ancien doyen de la Faculté des sciences de la santé de la Simon Fraser University, qui s’emploie depuis 40 ans à consolider les systèmes de santé autochtones au Canada et ailleurs dans le monde.

Il est très intéressant de constater que les travaux montrent que les connaissances et les pratiques de gestion des Autochtones établissent aussi bien les origines que les centres d’intérêt contemporains de la recherche en écologie, des sciences de la biodiversité et de la biologie de la conservation.

John O’Neil affirme que ce projet va révolutionner la façon dont les peuples autochtones bénéficient des recherches menées sur leur territoire.

C’est pour lui un honneur et une très grande responsabilité que de participer à un projet dirigé par des Autochtones, qui englobe des approches autochtones en matière d’éthique, de méthodologies et d’intégration des connaissances pour entraîner des modifications aux politiques.

Pour Murray Humphries, il est très intéressant de constater que les travaux montrent que les connaissances et les pratiques de gestion des Autochtones établissent aussi bien les origines que les centres d’intérêt contemporains de la recherche en écologie, des sciences de la biodiversité et de la biologie de la conservation.

Danika Littlechild, elle, ne pourra jamais fouler avec son fils le sentier qu’elle suivait avec son oncle il y a quelques décennies, sur la réserve de Maskwacis. Elle se concentre plutôt sur la création d’une nouvelle voie à suivre pour son fils et pour la nouvelle génération.

Pour elle, il faut tirer parti de cette nouvelle situation et apporter un regain d’espoir en vue d’une véritable décolonisation et autochtonisation en matière de santé, de biodiversité et de conservation. Il ne faut pas abandonner la Terre mère. Il ne faut pas abandonner tout ce qui semble bien petit mais qui a une influence considérable sur nos vies.

Ce projet ne va pas changer le monde, selon Danika Littlechild. Toutefois, il peut amener les peuples autochtones à réaliser les droits qui sont les leurs, dans leurs propres systèmes et dans les systèmes qui leur ont été imposés. Cela nécessite un changement systémique, et la chercheure croit sincèrement que c’est possible.


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