Photos de famille et identité nationale

Le Musée royal de l’Ontario présente une exposition de photos qui nous fait réfléchir à ce que ce que c’est que d’être Canadien

En mars 1979, Hon Lu se trouvait à l’aéroport international de Narita, à Tokyo, avec sa famille, en route vers le Canada. Sur un cliché, on voit le garçon, tout petit devant le nez d’un avion géant de l’autre côté de la baie vitrée. À elle seule, cette photo est révélatrice de l’époque : les sièges en vinyle, le col roulé à rayures et le pantalon bleu large à la cheville figent le moment dans le temps. Cependant, toute l’histoire familiale encapsulée dans ce cliché est invisible pour quelqu’un de l’extérieur.

La mère de Lu était une mordue de photographie, mais la famille avait dû laisser ses archives derrière elle en fuyant le Vietnam. Les membres de la famille restés au pays les envoyèrent par bateau à Hong Kong – où les réfugiés faisaient escale avant de poursuivre leur route vers le Canada –, et la famille de Hon Lu put les récupérer. En chemin, la famille se procura un nouvel appareil photo et documenta les étapes de son périple. Dans les valises déposées aux côtés de Hon Lu, sur lesquelles s’empilent pêle-mêle sacs et manteaux, se trouvent les photos de la famille, précise Thy Phu, chercheure principale au Réseau des photos de famille. « L’histoire du voyage de cette famille est aussi l’histoire du voyage de la photographe d’un endroit à l’autre », ajoute-t-elle.

Le Réseau des photos de famille (The Family Camera Network), créé en 2016, est un projet de recherche d’une durée de trois ans qui porte sur les photos de familles canadiennes et les événements qu’elles évoquent. Il s’agit d’un partenariat réunissant plus de 25 chercheurs et six établissements, que finance le Conseil de recherches en sciences humaines et auquel participent le Musée royal de l’Ontario et les Canadian Lesbian and Gay Archives.

Le but du projet est de voir comment les photographies saisissent et reflètent « la famille » et comment elles servent de trait d’union par-delà les bouleversements, les migrations et les éloignements géographiques. Les organismes qui collaborent au projet ont invité les citoyens canadiens et les résidents permanents de 18 ans et plus à faire don d’une photo et à être interviewés à son sujet. Quelque 200 photos ont ainsi été réunies dans le cadre de l’exposition intitulée Les photos de famille, présentée au Musée royal de l’Ontario, à Toronto.



Les dons allaient de la simple photo à des clés USB contenant plus d’un millier de photos. Elles seront toutes conservées par le Musée. Qu’il s’agisse de photos sur support papier ou sur support numérique, « nos arrière-arrière-petits-enfants devraient pouvoir voir ces artéfacts », dit Deepali Dewan, conservatrice principale et titulaire de la chaire Dan Mishra en art et culture de l’Asie du Sud au Musée royal de l’Ontario. « La tâche, ajoute-t-elle, est double : d’une part, figer les photos dans le temps et mettre fin au processus de dégradation et, d’autre part, veiller à ce que les photos ne soient pas dissociées de leur histoire. »

Le projet, dit-elle, est destiné aux familles qui sont en train d’effectuer la transition de la photographie argentique à la photographie numérique. Les photos ont peut-être été transmises d’une génération à une autre, et leurs nouveaux propriétaires sentent qu’elles ont une certaine valeur, mais ne savent pas trop quoi en faire. « Nous tentons de mettre la main sur ces collections et de les sauvegarder pour éviter qu’elles ne soient sans doute perdues à jamais d’ici une génération, jetées à la poubelle ou mises en vente sur eBay ou dans un magasin de livres usagés, ajoute Mme Dewan. Lorsqu’une photo devient orpheline, il est difficile de la rattacher à son histoire. »

De telles histoires perdues trouvent néanmoins leur place dans une exposition parallèle qui se tient à la Galerie d’art de Mississauga, en banlieue de Toronto. Dans le cadre de cette exposition intitulée The Family Camera | Missing Chapters, l’artiste Dinh Q. Lê – qui a émigré du Vietnam aux États-Unis pour fuir les Khmers rouges – a créé une sculpture faite de photos récupérées du Vietnam et datant des années 1940 à 1980. L’installation, intitulée "Crossing the Farther Shore", est une mosaïque de photos, dont certains visages sont cachés mais qui laissent voir les notes manuscrites à leur endos. Ces photos orphelines deviennent des substituts de celles qui ont été perdues ou détruites par les familles qui ont migré.



Afin de bien établir les liens entre les photos et leur histoire, l’équipe du Réseau des photos de famille s’est entretenue avec tous les donateurs. Les chercheurs ont ponctué leurs entrevues de questions sur chaque photo : qui l’a prise? Qui sont les personnes que l’on y voit? Quelle place la photo occupait-elle à la maison? Était-elle mise en évidence sur un mur ou entreposée dans une boîte?

« Chaque entrevue a fait ressortir un moment clé d’une histoire et une photo digne d’intérêt, mais nous ne pouvions pas savoir au départ de quoi il s’agirait », dit Mme Phu. « Dans un cas, entre autres, explique Mme Dewan, une photo montre une fillette soufflant les bougies d’un gâteau d’anniversaire, mais en fait c’était tout autre chose : la fillette en question était la cousine d’une autre fillette qui venait d’être adoptée mais qui n’était pas encore arrivée, et sa nouvelle famille avait tout de même décidé de célébrer son anniversaire. »

Mme Phu fait remarquer que cela est parfois un acte de courage que d’être capable de dire : « mon histoire mérite d’être racontée », encore plus peut-être si l’on fait partie de groupes qui n’ont pas souvent l’occasion de voir leurs expériences prises en compte par la majorité.



Pour le projet, on a adopté une définition élargie de la « photo de famille », qui comprend notamment les photos produites par l’État, comme les photos d’identité qu’on remettait pendant la crise des réfugiés d’Indochine, vers la fin des années 1970 et le début des années 1980. Le gouvernement remettait ces photos – souvent prises de face ou à côté des embarcations qui les avaient transportées–  aux familles qui arrivaient au Canada et qui, dans certains cas, les ont ajoutées à leurs albums personnels.

Une fois réunies, ces photos racontent l’histoire du pays, une histoire qui transcende les frontières à mesure que les familles les franchissent. Les centres urbains du Canada sont très cosmopolites : en 2006, la moitié des habitants de Toronto étaient nés à l’extérieur du pays, et bien des familles avaient des racines ailleurs. L’histoire de nombreuses familles canadiennes en est une de pertes, de séparations, de guerres ou de troubles. Leurs photos en témoignent de façon très personnelle : tout en faisant ressortir les séparations, elles les effacent. « Nous pensons souvent que les photos des familles canadiennes sont prises au Canada, dit Mme Dewan. Mais en fait, on trouve des photos prises un peu partout dans le monde dans les archives photographiques des familles canadiennes. »


Cet article a été rédigé par Jessica Leigh Hester, rédactrice en chef adjointe du site CityLab, dans lequel il a d’abord été publié. L’exposition Les photos de famille est en cours au Musée royal de l’Ontario et prendra fin le 29 octobre 2017. L’exposition The Family Camera | Missing Chapters, quant à elle, est présentée à la Galerie d’art de Mississauga jusqu’au 27 août 2017.