Les répercussions des plateformes numériques sur la production des médias canadiens
Le projet
Ce rapport fait une analyse critique de l’état des connaissances sur les répercussions de l’essor des plateformes numériques sur le travail des médias au Canada et ailleurs. Il porte sur la production culturelle à but lucratif, qui englobe le personnel professionnel – salarié, en travail autonome ou à la création de contenu – du secteur des médias. Il est de notoriété publique que l’engouement suscité par des plateformes numériques détenues et exploitées par des sociétés américaines ou chinoises (Google, Apple, Facebook, Tencent, ByteDance, Amazon, etc.) a changé le visage du secteur des médias au Canada et ailleurs. Ces dix dernières années, la production culturelle est devenue de plus en plus tributaire des plateformes, un phénomène appelé « plateformisation » de la production culturelle. Les secteurs médiatiques de longue date ou classiques, comme le journalisme, le cinéma et la télévision, connaissent de profonds bouleversements alors que de nouvelles pratiques comme la diffusion continue en direct, le recours aux influenceuses et influenceurs dans les médias sociaux et la baladodiffusion se développent à vitesse grand V.
Cette synthèse des connaissances s’organise en quatre grands axes de recherche qui se recoupent : 1) l’économie des plateformes, 2) la gouvernance des plateformes, 3) le travail et la créativité sur les plateformes et 4) les considérations géopolitiques. La recherche vise à savoir comment les personnes qui travaillent dans les médias composent avec les cadres réglementaires souvent opaques mis en place par les sociétés détentrices de plateformes et comment la gouvernance de ces plateformes sélectionne des gagnants et des perdants par la modification des paramètres de visibilité. Ces sociétés ont certes abaissé les coûts de production et de distribution, mais ces gains se traduisent-ils par des modèles d’affaires durables et une répartition plus équitable des revenus pour les personnes qui travaillent dans ce secteur? En posant ces questions, une attention particulière a été prêtée à la dimension canadienne de la production médiatique tributaire des plateformes.
Les principales constatations
- Économie des plateformes. Les travaux récents en économie politique critique des communications et en administration des affaires ont servi de point de départ. La nature perturbatrice des sociétés détentrices de plateformes lorsqu’elles arrivent dans un secteur, que ce soit le transport, les services de santé ou les médias, fait consensus. Les recherches postulent que la structure des marchés de plateformes ou des marchés multifaces diffère de celle des marchés classiques. Propulsée par ce que l’on appelle l’effet de réseau, cette nouvelle structure est propice à une dynamique hégémonique. Résultat : les marchés exploités par ces sociétés ont engendré des inégalités et des asymétries économiques marquées chez les personnes qui œuvrent en culture. Le verdict des écrits abordant les aspects économiques est sans appel : les productrices et producteurs de culture voient leur capacité de trouver des mécanismes durables pour commercialiser et monétiser les produits et services culturels tributaires des plateformes grandement entravée.
- Gouvernance des plateformes. Malgré le fait que ce concept soit largement étudié, il n’existe pas de réel consensus sur la notion de gouvernance des plateformes. L’existence d’une gouvernance est d’une évidence criante; ce qui l’est moins, ce sont les connaissances sur les méthodes de gouvernance et leur effet sur la production culturelle. Les médias grand public tout comme les écrits spécialisés couvrent régulièrement l’angle de la mauvaise information ou de la désinformation découlant de la gouvernance des plateformes, mais rarement celui de la production culturelle.
- Travail et créativité sur les plateformes. Les recherches sur le travail culturel (par exemple les pratiques de travail en littérature, en art, en cinéma et en musique) en soulignent la nature profondément précaire; pour les travailleuses et travailleurs de tous types, le chômage est un risque omniprésent. Pour nombre d’adolescentes et d’adolescents du Canada, devenir célèbre sur TikTok est un objectif de vie. Or, des enquêtes qualitatives ayant trait au travail sur les plateformes laissent entendre que rares sont les nouveaux venus qui se hissent aux plus hauts échelons de la réussite financière. Dans quelle mesure l’abaissement des critères d’entrée dans les métiers de la création se traduit par des carrières viables à long terme est une question cruciale, encore sans réponse, dans les études sur les plateformes. Une lacune majeure subsiste en ce qui concerne la recherche sur l’expérience des personnes noires, autochtones et de couleur qui travaillent dans le milieu culturel en contexte nord-américain.
- Réglementation des plateformes. La pandémie de COVID-19 a révélé les inégalités et l’insécurité structurelle profondes que vivent les travailleuses et travailleurs des médias. L’une des principales difficultés à laquelle se heurtent les personnes qui produisent du contenu culturel dans un marché de plateforme réside dans la tendance de l’économie de plateforme à toujours favoriser les mêmes acteurs importants. Cela dit, il ne faut pas exclure ceux que l’on appelle les conglomérats médiatiques classiques en radiotélédiffusion (Rogers et Bell, entre autres), qui demeurent un moteur important de création et de contrôle de la propriété intellectuelle au Canada. Comme les sociétés détentrices de plateformes évoluent rapidement, et que la recherche sur le travail médiatique tributaire des plateformes est embryonnaire, c’est le moment idéal pour élaborer un programme de recherche complet et interdisciplinaire adapté au secteur des médias du Canada.
Ce que cela suppose pour les politiques
- Économie des plateformes. Les incitatifs économiques des sociétés à but lucratif détentrices de plateformes se heurtent aux normes sociales et culturelles existantes, comme l’inclusivité et l’équité de l’avenir numérique et de la réglementation fédérale et provinciale. Il faut préserver la capacité de participer à des actions collectives. La répartition des revenus dans les économies de plateforme est hautement, voire notoirement, inégale et soumise à des effets hégémoniques très marqués. Les nouveaux venus et les petites et moyennes entreprises voient leur capacité de produire des revenus à long terme minée par une grande incertitude, voire compromise. L’intervention réglementaire doit viser l’établissement de prix et de salaires minimums, ou au moins une redistribution de l’attention et des revenus plus équitable.
- Gouvernance des plateformes. Les plateformes font rarement appel aux personnes qui y travaillent lorsque vient le temps de repenser leurs modes de gouvernance. Sans accès à des données sur les plateformes vérifiées de manière indépendante, il sera difficile de concevoir des interventions efficaces en matière de politiques. Il faudrait obliger les sociétés détentrices de plateformes à communiquer des données clés sur la diversité et la sécurité des personnes qui y travaillent, ainsi que sur la répartition des revenus des travailleuses et travailleurs et les indicateurs de visibilité des produits du secteur culturel.
- Considérations géopolitiques. L’adoption d’une perspective mondiale peut aider à guider l’élaboration des options et interventions en matière de politiques. Le Canada devrait profiter de la diversité de sa population et soutenir le talent local. La diversité de la main-d’œuvre culturelle aidera à répondre aux demandes locales et rendra les innovations des médias canadiens attrayantes pour d’autres marchés locaux émergents.
Complément d’information
Rapport intégral (en anglais)
Coordonnées des chercheurs
David B. Nieborg, professeur adjoint en études des médias, University of Toronto david.nieborg@utoronto.ca
Les opinions exprimées dans cette fiche sont celles des auteurs; elles ne sont pas celles du CRSH, du Centre des Compétences futures ni du gouvernement du Canada.
- Date de modification :