L’intelligence artificielle pilotée par les Autochtones : comment les systèmes de connaissances autochtones pourraient pousser l’intelligence artificielle à être plus inclusive
Fonds Nouvelles frontières en recherche | Date de publication :
Alors que le pouvoir de l’intelligence artificielle commence à transformer le monde, une équipe de recherche dirigée par des Autochtones se mobilise pour veiller à ce que l’intelligence artificielle tienne compte des systèmes de connaissances autochtones.
« Il s’agit sans doute de la première grande révolution technologique en Occident à laquelle les peuples autochtones peuvent pleinement participer », déclare Jason Edward Lewis (biographie en anglais), professeur d’arts numériques à l’Université Concordia et titulaire de la chaire de recherche universitaire en médias numériques et en imaginaire futur des Autochtones. « Et nous avons la possibilité d’influencer cette trajectoire. »
D’origine hawaiienne et samoane, M. Lewis codirige le projet Abundant Intelligences, qui a récemment reçu une subvention de plus de 22 millions de dollars par le biais du volet Transformation du fonds Nouvelles frontières en recherche. Il s’agit de l’un des six projets de recherche interdisciplinaire à grande échelle qui, avec le soutien financier du gouvernement du Canada, s’attaqueront à des défis majeurs au cours des six prochaines années. Le linguiste Hēmi Whaanga (biographie en anglais) de Te Pūtahi-a-Toi, l’école du savoir Māori, à la Massey University, en Nouvelle-Zélande, est cochercheur principal du projet.
Le problème n’est pas éthique, mais épistémologique.
L’équipe interdisciplinaire qui a été mise sur pied est composée de spécialistes dont 37 cochercheures et cochercheurs de même que collaboratrices et collaborateurs en provenance de huit universités et de douze organismes communautaires autochtones du Canada, des États-Unis et de la Nouvelle-Zélande. La plupart des membres de l’équipe sont autochtones et sont motivés pour élargir la définition de l’intelligence en collaborant avec les communautés autochtones de manière à intégrer leurs systèmes de connaissances dans l’écosystème de recherche et de développement de l’intelligence artificielle.
« Ce projet est l’aboutissement de nombreuses années de conversations », affirme Suzanne Kite (biographie en anglais), membre de l’équipe de recherche, artiste en résidence et chercheure invitée au Bard College de New York. Étudiante sous la direction de M. Lewis durant ses études de doctorat à l’Université Concordia, Mme Kite a imaginé, dans le cadre de son travail universitaire, de nouveaux protocoles éthiques d’intelligence artificielle qui envisagent les philosophies Lakȟóta passées, présentes et futures.
Aujourd’hui, alors que les applications commerciales de l’intelligence artificielle prennent leur essor, le temps presse. M. Lewis considère cette phase de l’intelligence artificielle comme la plus importante à ce jour. Il a débuté sa carrière professionnelle dans la Silicon Valley, une expérience qui l’a amené à se poser de grandes questions sur la façon dont la vision du monde influence le type de technologies découvertes et développées. Selon lui, même si la partialité en matière d’intelligence artificielle est bien documentée, la cause profonde est bien plus grave et ne reçoit pas le même degré d’attention.
« Le problème n’est pas éthique, mais épistémologique », explique-t-il. En voici un exemple : une approche normative occidentale privilégiée par la recherche actuelle en matière d’intelligence artificielle part du principe que la personne qui l’utilise est un individu et que cet individu donne la priorité à son propre bien-être. Selon M. Lewis, cela conduit à ignorer des aspects vitaux de l’existence humaine, tels que la confiance, l’attention et la communauté – des aspects qui sont fondamentaux au fonctionnement réel de l’intelligence.
« Cela crée des écarts considérables entre les diverses formes d’intelligence humaine et non humaine et ce que le complexe industriel et universitaire de l’intelligence artificielle tente de reproduire, explique M. Lewis. Cela réduit l’intelligence à un agent rationnel, à la recherche d’un but et au service de son intérêt personnel. Dans toutes les cultures, ce type de personne serait considéré comme égoïste et insensée, un mauvais membre de la communauté qui manque d’intelligence. »
Les épistémologies autochtones (ou théories de la connaissance) fournissent des cadres qui permettent de comprendre comment la technologie peut être développée de manière à être intégrée dans les modes de vie existants, à favoriser l’épanouissement des générations futures et à optimiser l’abondance plutôt que la pénurie.
Ainsi, pour M. Whaanga, articuler, façonner et concevoir l’intelligence artificielle à travers une lentille māori consiste à faire passer la famille en premier. « L’objectif est de mobiliser la technologie de l’intelligence artificielle pour explorer la centralité du hapū (groupe de parenté) et de l’union dans des contextes créatifs, linguistiques, culturels et de bien-être », explique-t-il.
En effet, l’idée selon laquelle le domaine doit élargir sa définition de l’intelligence attire l’attention, y compris chez Mila, l’institut de recherche sur l’intelligence artificielle basé à Montréal, au Québec, qui est partenaire du projet.
« De nombreux collègues du domaine de l’intelligence artificielle commencent enfin à réaliser qu’en plus de développer un cadre d’intelligence artificielle plus éthique et plus équitable, la construction de systèmes d’intelligence artificielle qui apprennent à partir de perspectives et de valeurs plus diversifiées se traduira par une intelligence artificielle supérieure et plus robuste, déclare Karim Jerbi (biographie en anglais), membre associé chez Mila et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en neurosciences informatiques et neuroimagerie cognitive à l’Université de Montréal. L’objectif est d’élargir l’intelligence artificielle et d’y apporter une approche plus holistique et inclusive », ajoute-t-il.
“The goal is to broaden AI and bring a more holistic and inclusive approach to the field,” Jerbi says.
… la construction de systèmes d’intelligence artificielle qui apprennent à partir de perspectives et de valeurs plus diversifiées se traduira par une intelligence artificielle supérieure et plus robuste.
Pour ce faire, l’équipe a eu l’idée d’établir des « unités », une sorte de camps de base cherchant un engagement plus profond de la part des différentes communautés autochtones. Par exemple en Alberta, Jackson Leween, Two Bears (biographie en anglais), artiste d’installations multimédias et de performances et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en recherche et technologie des arts autochtones à l’University of Lethbridge, dirigera une unité de Pieds-Noirs et de Mohawks. Aux États-Unis, Mme Kite est en train de former une unité de recherche composée de membres de la communauté, de scientifiques et d’étudiantes et étudiants. Ensemble, ces personnes se pencheront sur la création en recherche autochtone et appliqueront, par exemple, les principes de conception lakȟóta aux dispositifs portables d’intelligence artificielle.
L’équipe du projet Abundant Intelligences s’enthousiasme de voir les retombées positives de la participation des communautés autochtones au développement de l’intelligence artificielle. Cette participation est un moyen de développer les capacités d’ingénierie et de conception au sein des communautés autochtones mondiales et entre elles, et de tracer une voie de développement éthique et solide pour que les communautés autochtones puissent créer et utiliser de tels systèmes.
Si l’impact principal sera de permettre aux communautés autochtones d’Amérique du Nord, du Pacifique et d’ailleurs d’exercer leur souveraineté sur le paysage informatique qui les concerne, M. Lewis estime que le projet profitera également à la société dans son ensemble en lui offrant les moyens de s’adapter aux défis et aux avantages de l’intelligence artificielle.
« Ce projet est porteur de grands espoirs, car il permettra d’orienter cette technologie nouvelle et extrêmement importante sur une meilleure voie pour les peuples autochtones et la société en général », conclut M. Lewis.
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