Cet entretien a été publié pour la première fois le 11 décembre 2017 dans Découvrir, la publication électronique de l’Association francophone pour le savoir.
Questions de Découvrir, et réponses de Ted Hewitt
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Comment pense-t-on à la multidisciplinarité dans le domaine des sciences humaines? Comment l’actualise-t-on?
░ Ted Hewitt
Paradoxalement, je répondrai d’abord en soulignant l’importance de la recherche disciplinaire, laquelle représente la majorité des travaux que le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) finance. En effet, pour certaines questions très pointues, seule une approche disciplinaire convient : par exemple, l’étude d’un événement historique précis ou l’exploration d’un site archéologique.
Mais d’autres questions ou enjeux complexes exigent inévitablement de combiner des connaissances variées, par exemple : le décrochage scolaire, l’innovation technologique ou sociale ou la résilience des villes. Ces enjeux touchent une multitude de réalités et, par conséquent, demandent des réponses plus complexes.
Il existe deux types de multidisciplinarité : la multidisciplinarité de proximité, qui fait appel à diverses disciplines au sein des sciences humaines, et la multidisciplinarité plus large, qui combine les sciences humaines à d’autres disciplines comme les sciences naturelles, le génie et les sciences de la santé. Environ 55 p. 100 des projets financés par le CRSH comptent plus d’une discipline principale au sein des sciences humaines (sociologie, économie, psychologie, etc.), et 87 p. 100 des projets comptent plus d’une sous-discipline. Voilà une tendance, qu’il est sage d’encourager!
En fait, nous n’avons pas à trancher entre recherche disciplinaire et recherche multidisciplinaire. Les deux doivent coexister et même s’entrecroiser. Les travaux disciplinaires permettent d’obtenir des données précisent qui peuvent contribuer, ou être nécessaires, à la résolution de problèmes plus larges.
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Pour ce qui est des disciplines rapprochées dont vous parlez, pouvez-vous donner quelques exemples de travaux appuyés par le CRSH?
░ Ted Hewitt
Prenons les travaux sur la complexité de l’identité métisse et les processus de métissage de Denis Gagnon, de l’Université de Saint-Boniface. Ce chercheur s’intéresse à la fois aux enjeux culturels et aux enjeux territoriaux et politiques. Par conséquent, il est mené à faire usage de diverses perspectives disciplinaires telles que l’anthropologie des sociétés modernes, les sciences politiques, la sociologie, la psychologie, les arts, la culture et la religion.
Ou prenons les travaux de Tamar Tembeck, de l’Université McGill. Cette historienne de l’art étudie les différences et les similitudes entre les formes et les fonctions perçues des œuvres contemporaines que commandent les hôpitaux. Cette étude, qui porte à la fois sur l'art et l’environnement des soins de santé, fait appel à des disciplines comme l’histoire de l'art, l’architecture et les sciences humaines médicales.
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Quand est-il des collaborations qui combinent les sciences humaines à d’autres disciplines comme les sciences naturelles, le génie et les sciences de la santé?
░ Ted Hewitt
Ce type de collaboration est de plus en plus essentielle pour mettre les résultats de la recherche au service des citoyens. Par exemple, les travaux de Thierry Rodon, chercheur en sciences politiques à l’Université Laval, portent sur l'impact des industries extractives et l’adaptation au changement climatique, notamment en ce qui a trait à la participation des communautés dans la résolution de ces enjeux. Sur quelles disciplines appuie-t-il sa recherche? Les sciences politiques, la gestion des ressources naturelles, l’éducation, les politiques publiques et l’environnement.
Pour sa part, Juliana Alvarez, chercheure postdoctorale à l’Université de Montréal, crée un rapprochement entre l’environnement socio-médical et la qualité des relations entre les professionnels de la santé et les utilisateurs qu’elle invite à collaborer à la conception de prototypes technologiques qui seront utilisés en clinique. Pour ce faire, elle fait appel à la sociologie et au design industriel.
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C’est là un bel exemple d’innovation technologique! Vous avez d’ailleurs écrit au sujet des liens entre les sciences humaines et l’innovation technologique. Pourriez-vous en dire plus sur ce type de multidisciplinarité?
░ Ted Hewitt
Vous faites sans doute allusion à l’article que j’ai rédigé l’année dernière en collaboration avec Ed Greenspoon. Dans cet article, nous expliquions les cinq étapes qui caractérisent le processus d’innovation et soulignions que seule la troisième étape (l’expérimentation) est fondée sur la technologie. Pour leur part, les quatre autres étapes (la formulation d’idées et la mobilisation; la présélection des propositions et les stratégies pour convaincre; la commercialisation; la mise en place des mécanismes qui permettent de mener l’innovation à bon port) s’appuient sur le processus humain, cognitif et social. Alors qu’à l’étape de l’expérimentation il est question de technologie, durant les autres étapes, les connaissances issues de multiples disciplines sont mises à contribution.
Voilà qui démontre clairement le rôle des sciences humaines dans le processus d’innovation. Mais on ne s’en rend pas bien compte, car quand on parle d’innovation, on pense uniquement à la technologie. C’est là une vision très simpliste de la réussite en innovation puisque l’aspect humain est en réalité au cœur même du processus d’innovation. Il est primordial de comprendre cela.
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Cela renverse la perspective des choses.
░ Ted Hewitt
Tout à fait! Le processus d’innovation est, de façon générale, de nature holistique. On doit donc l’aborder de cette façon.
Beaucoup de chercheurs en sciences humaines travaillent avec des innovateurs, mais trop souvent, leurs travaux sont réalisés après coup. Cependant, il arrive parfois que la collaboration soit établie dès le début du processus d’innovation technologique. Les subventions de développement de partenariats du CRSH encouragent justement une telle approche.
Ainsi, les chercheurs de diverses disciplines sont bien placés pour réfléchir au processus d’innovation et y contribuer.
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Selon vous, où en est aujourd’hui la multidisciplinarité? Quels progrès restent encore à réaliser?
░ Ted Hewitt
Nous vivons aujourd’hui une période charnière, car nous priorisons encore principalement la recherche disciplinaire. D’ailleurs, la majorité des fonds de recherche sont basés sur une approche disciplinaire. Mais cette réalité est en train de changer. Actuellement, nous tentons de trouver de nouveaux moyens de financer ou d’appuyer les projets multidisciplinaires. Nous devons poursuivre les discussions avec la communauté des chercheurs pour établir un parfait équilibre entre le fait d’appuyer la recherche disciplinaire et le fait d’encourager la recherche multidisciplinaire. Je suis persuadé que la recherche multidisciplinaire prendra de l’ampleur à l’avenir compte tenu des enjeux pressants de l’heure, la complexité de la société mondialisée et les énormes avancées réalisées dans le domaine des connaissances scientifiques.
Toutefois, je crois qu’il est important de ne pas obliger les chercheurs qui travaillent dans une optique disciplinaire à modifier leur façon de faire. Pourquoi exiger qu’ils changent s’ils travaillent très bien comme cela? Un grand nombre de chercheurs travaillent aussi dans une optique à la fois disciplinaire et multidisciplinaire. Bien que certains chercheurs craignent que le CRSH donne la priorité à la recherche multidisciplinaire, celui-ci tient autant à appuyer la recherche disciplinaire que la recherche multidisciplinaire. C’est aux chercheurs de décider de l’approche qu’ils souhaitent adopter. C’est vraiment une décision qui leur revient.
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Autrement dit, le CRSH facilite la recherche et offre des opportunités aux chercheurs tout en leur laissant la liberté de création scientifique qui leur est nécessaire.
░ Ted Hewitt
J’ajouterais également qu’il est important d’encourager de nouvelles méthodologies de recherche et de rester à l’affût des nouvelles tendances en recherche. C’est un défi important compte tenu de la rapidité des changements qui s’opèrent dans le milieu de la recherche, mais c’est une tâche à laquelle le CRSH s’est attelé.
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Les fonds de recherche jouent quand même un rôle d’orientation assez important, non?
░ Ted Hewitt
Tout à fait! Mais leur rôle n’est pas de diriger…
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… mais plutôt de réfléchir?
░ Ted Hewitt
Exactement! Réfléchir à de nouveaux modèles de pensée et à de nouvelles approches et méthodologies. Encourager certaines avancées sans les imposer.
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J’observe que les fonds de recherche évoluent en collaboration avec les chercheurs qui siègent à des comités de sélection ou qui prennent part à des consultations d’orientation. Le CRSH est-il un organisme assez collaboratif ?
░ Ted Hewitt
Oui. Le CRSH est très présent sur le terrain. Maintenir en dialogue constant avec ceux qui bénéficient de notre financement est la meilleure façon de connaître les changements qui s’opèrent en recherche et de répondre aux nouveaux besoins qui en découlent.
Toutefois, il y a certainement lieu de continuer à encourager de nouvelles façons de penser, d’agir et de décider. Je pense en particulier à une collaboration accrue entre le milieu de la recherche et ceux qui utilisent les résultats de recherche.
C’est pourquoi le CRSH doit aussi jouer un rôle de facilitateur. Il le fait notamment par l’entremise de forums organisés dans le cadre de l’initiative Imaginer l’avenir du Canada. Sans diriger la recherche, il crée ainsi les conditions nécessaires pour que des chercheurs de diverses disciplines et des intervenants de secteurs variés – qui n’ont pas (ou peu) l’habitude d’échanger ou de collaborer –, se mettent à travailler ensemble.
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Pour conclure, préférez-vous un préfixe à un autre : multi, pluri, inter, trans?
░ Ted Hewitt
Ha! [Rires]! Bonne question! En fait, on parle davantage de multidisciplinarité. Mais pour moi, le terme n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui compte c’est la collaboration et le résultat. Ce qui compte aussi, c’est la capacité de trouver la méthode de travail appropriée pour apporter des réponses aux questions posées.