On peut viser la lune dans le domaine de l’innovation, mais cela ne suffit pas

Miser sur les seules sciences a ses limites. Il faut aussi savoir accorder de l’importance aux processus.

Ted Hewitt et Ed Greenspon

Pour bon nombre de Canadiens, le terme « innovation » évoque des entrepreneurs carburant à la caféine et lançant mille et un nouveaux produits qui vont transformer la vie des consommateurs. Pour d’autres, l’innovation vise à relever des défis grandioses dans le but de produire des changements majeurs – ce que l’on appelle moonshots dans le jargon des politiques en anglais, en faisant référence à la promesse faite en 1961 par John F. Kennedy d’envoyer un être humain sur la Lune avant la fin des années 1960.

C’est très bien. Seulement, cela ne représente qu’une fraction de l’activité d’innovation et ne tient pas compte du rôle plus terre à terre, mais sans doute plus productif, qu’elle peut jouer – celui qui consiste à associer l’ingéniosité humaine et les technologies de pointe à de nouveaux processus destinés à des applications existantes.

Le long périple qui a mené à la voiture autonome en a exploré toutes les facettes. Premièrement, il a fallu raccorder les mécanismes internes de l’automobile à un ordinateur central qui supervise des éléments comme la navigation et les dispositifs anticollision. Deuxièmement, ce n’est pas vous qui conduisez cette voiture « branchée », c’est elle qui vous conduit et qui se transforme en une voiture autonome. Pour obtenir ce résultat, bien des choses doivent se produire tout le long de la chaîne de l’innovation, de l’étape de la formulation des idées à celle de la conception technique, puis à celle de l’assemblage.

Plus discrètes, des améliorations graduelles sont apportées régulièrement à des processus de fabrication et permettent aux entreprises de réaliser d’importants gains de productivité.

Dans le modèle dit des moonshots, on suppose généralement que la réussite commerciale découle des qualités inhérentes au gadget lui-même, évaluées par sa vitesse, son utilité, sa conception, sa portabilité et d’autres avantages pour les consommateurs. Au Canada, le BlackBerry est souvent considéré comme le modèle par excellence – sauf que le discours fait souvent abstraction de l’étape moins reluisante des améliorations apportées aux processus, ponctuées périodiquement de grandes avancées créatives, qui ont permis au BlackBerry de connaître un succès instantané.

Alors que les discussions sur les politiques en matière d’innovation reviennent à l’avant-scène, il est temps de revoir l’image beaucoup trop simpliste que l’on se fait de la réussite dans le domaine de l’innovation. Les archives de la MIT Sloan Management Review nous rappellent ce qui compte réellement en matière d’innovation et qui, dans une large mesure, n’a rien à voir, ou si peu, avec l’élaboration du produit en tant que telle. Un article paru en 2007 dans cette revue fait état de cinq étapes distinctes du processus d’innovation, qui sont toutes essentielles.

L’étape 1 est axée sur la formulation d’idées et la mobilisation. C’est à ce moment que des personnes talentueuses soumettent des propositions susceptibles d’être commercialisées. L’étape 2 consiste à faire une présélection parmi les propositions et à convaincre; ici, il faut faire valoir des idées novatrices en fonction de leurs mérites auprès d’intermédiaires obligés (cadres supérieurs, investisseurs) au sein et parfois à l’extérieur d’une organisation, selon le potentiel que ces idées ont de faire gagner (ou économiser) de l’argent.


Dans la pratique, les éclairs de génie sont rares. Pourtant, la manière dont l’innovation est en général perçue à l’aune des politiques fait en sorte que [la recherche] obtient presque toutes les ressources.


L’étape 3 est la phase de l’expérimentation : recherche préliminaire, conception et développement de prototypes et mises à l’essai. L’étape 4 est le stade de la commercialisation; il faut trouver le financement et explorer les possibilités qu’offre le marché. Si personne ne se rend compte de l’existence d’une innovation, celle-ci sera fort probablement reléguée aux oubliettes.

L’étape 5, l’ultime chaînon, consiste à mettre en place les mécanismes qui permettront effectivement de mener l’innovation à bon port, ce qui signifie souvent prendre la place d’un autre produit ou processus qui possède ses fidèles adeptes. Si les ingénieurs et les spécialistes du marketing ne sont pas demeurés sur la même longueur d’onde depuis l’étape 2, l’harmonisation requise pour assurer un lancement en douceur ne sera pas au rendez-vous.

Il n’y a rien de particulièrement surprenant dans ce processus en cinq étapes. Dans la pratique, les éclairs de génie sont rares. Pourtant, la manière dont l’innovation est en général perçue à l’aune des politiques fait en sorte que l’étape 3 obtient presque toutes les ressources.

Cette affirmation s’applique tout particulièrement aux efforts du gouvernement visant à faire la promotion de l’innovation. Par exemple, le financement consacré à l’« innovation » et versé à l’industrie par l’entremise des organismes subventionnaires et des organismes à vocation scientifique du Canada – souvent en partenariat avec des établissements d’enseignement postsecondaire – est principalement destiné à la recherche sur le développement de produits. De même, le soutien accordé par le gouvernement à des activités de recherche et développement de l’industrie, par des programmes comme le programme d’encouragements fiscaux à la recherche scientifique et au développement expérimental, est presque exclusivement axé sur les coûts des expériences scientifiques et des essais liés à des matériaux et à des dispositifs tangibles.

Les processus de création, de gestion, de commercialisation et de marketing (étapes 1, 2, 4 et 5) sont l’essence des entreprises qui réussissent – et on leur accorde souvent peu d’importance. En fait, nous connaissons mal l’apport des investissements en recherche et développement dans ces domaines, car ces investissements ne sont actuellement comptabilisés nulle part – les bureaux de la statistique ne les consignent pas, et ils ne figurent dans aucun état des comptes nationaux. Il est donc difficile d’instaurer une approche véritablement fondée sur des données probantes. Lorsque l’on élabore une politique d’innovation, il faut savoir où les investissements sont susceptibles d’avoir les meilleures retombées.

Que faire alors?

  • Nous devons affronter la réalité et accepter que l’innovation n’est pas uniquement une affaire de développement de produits tangibles et qu’elle a trait aussi à l’adoption de nouveaux services et processus permettant d’accroître la productivité et de créer de la valeur. C’est d’autant plus important dans une économie qui repose à 70 p. 100 sur le secteur des services.
  • Les investissements dans les activités de recherche et développement scientifiques doivent être accompagnés d’investissements suffisants dans des activités qui appuient l’entrée sur le marché. Tant que nous ne ferons pas le pont entre le volet scientifique et la recherche comportementale, le marketing, les finances, etc., la commercialisation demeurera difficile. Les grandes découvertes qui ne se traduisent pas par des commandes se résument à des exercices théoriques. Elles ne permettent pas de bâtir des économies et de créer des emplois.
  • Enfin, comme les données probantes sont (heureusement) de nouveau en vogue, nous devons obtenir un engagement selon lequel les investissements dans chaque partie du cycle de l’innovation seront dûment comptabilisés et analysés, afin d’en apprendre davantage sur les meilleures manières de réussir et de savoir dans quelles circonstances les politiques peuvent jouer un rôle décisif.

Voilà ce qu’il faut faire pour arriver à un système d’innovation dont on maîtrisera suffisamment la complexité pour discerner ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas (et comprendre pourquoi), tant dans le cas des projets prestigieux que des initiatives ordinaires. Un tel système est essentiel à des politiques judicieuses.