Ubérisation : occasion ou menace?

À long terme, ce sont les compétences humaines, comme la créativité et l’esprit d’entreprise, qui favoriseront la croissance de l’économie canadienne.

par Ted Hewitt

Un soir, il n’y a pas bien longtemps, j’ai demandé  à mon téléphone : « Siri, quels films sont projetés au cinéma ByTowne? »

Et Siri de me répondre : « Voici l’itinéraire vers le Boston Pizza le plus proche. »

Certes, les systèmes d’intelligence artificielle comme l’assistance virtuelle des téléphones intelligents ont encore des progrès à faire pour nous aider à planifier nos loisirs, mais le moment viendra bientôt où Siri et d’autres systèmes semblables sauront nous dire – sans erreur – non seulement ce qui est à l’affiche du cinéma du coin, mais aussi quels films étrangers devraient nous plaire, et bien plus encore.

Les voitures autonomes et la livraison à domicile par drone ne relèvent plus de la science-fiction. Récemment, Forrester, une entreprise américaine d’études de marché et de services-conseils, a fait les manchettes avec un rapport selon lequel d’ici 2021 – soit dans cinq ans seulement – 6 p. 100 des emplois aux États-Unis seront occupés par des robots pilotés par des systèmes d’intelligence artificielle. Il s’agira, selon le rapport, d’un « tsunami perturbateur ». Aux États-Unis, cela pourrait représenter jusqu’à sept millions de chômeurs de plus – une hausse dont les effets se feraient particulièrement sentir dans les industries du transport, de la logistique et des services à la clientèle et aux consommateurs.

Au Canada, la menace des technologies perturbatrices est tout aussi grande. Selon un rapport du Brookfield Institute for Innovation + Entrepreneurship de la Ryerson University, à Toronto, plus de 40 p. 100 de la main-d’œuvre canadienne risque d’être remplacée par les technologies et l’informatique au cours des 20 prochaines années. De façon générale, les emplois les plus menacés sont ceux qui sont les moins bien rémunérés et qui sont souvent occupés par des jeunes, comme les postes de vendeur au détail, d’adjoint à l’administration et de caissier.

Autrement dit, l’« ubérisation » n’est pas qu’une question d’économie de partage. Les nouvelles entreprises ont toutes le potentiel de bouleverser la vie et le gagne-pain de chacun. Notre prospérité future est donc menacée.

Mais l’est-elle vraiment?

« Selon nos calculs, c’est une proportion élevée d’emplois que l’automatisation pourrait remplacer dans les 10 à 20 prochaines années au Canada, affirme Sean Mullin, directeur général du Brookfield Institute for Innovation + Entrepreneurship. Mais nous ne croyons pas que tous ces emplois seront perdus. Beaucoup d’entre eux feront l’objet d’une restructuration, et de nouveaux emplois seront créés à mesure que la nature du travail changera pour s’adapter aux effets de la technologie et de l’informatisation. »

La restructuration et l’adaptation sont les meilleurs outils dont nous disposons pour réussir la transition de l’ère industrielle à l’ère numérique. Souvent, les arguments qui nous incitent à nous préparer à la « nouvelle économie » de demain sont axés sur la nécessité d’augmenter les investissements dans la technologie même. Mais ces arguments ne cernent pas la réalité dans sa totalité. Ce sont les compétences et les connaissances humaines qui nous permettront d’adopter avec succès les technologies perturbatrices et de nous y adapter.

Il est évident que la technologie est essentielle pour assurer la réussite économique du Canada, mais la véritable innovation vers laquelle il nous faut tendre est de nature plus holistique, plus humaine. Ce qui compte, c’est de cerner les problèmes et les besoins en matière de technologie, puis d’y appliquer des solutions adaptées.

Une utilisation accrue de la technologie ne peut pas garantir la viabilité économique future. Seules la créativité, la capacité d’adaptation, la clairvoyance et la compréhension humaine, associées à la conception et à l’utilisation des technologies, peuvent y arriver. Ce sont les compétences cognitives et sociales, comme la capacité de communiquer, de raisonner, de mettre en commun des expériences, de résoudre des problèmes et d’assurer le leadership, qui sont de plus en plus considérées comme la clé de la croissance économique et de la qualité de vie. C’est quand ces éléments sont rassemblés que peuvent se produire des innovations véritables.

Steve Jobs, le fondateur d’Apple, a déjà dit vivre « au carrefour des sciences humaines et des technologies ». Il savait que les entreprises doivent comprendre comment les unes comme les autres peuvent contribuer à leur succès.

La recherche en sciences humaines peut aider à saisir, rapidement et de manière exhaustive, les enjeux d’ordre économique, social, environnemental, juridique et éthique liés aux technologies perturbatrices. Elle peut permettre d’acquérir et de conserver un avantage concurrentiel.

En novembre, quelque 150 chercheurs et dirigeants du monde des affaires, du milieu communautaire et du secteur public se rassembleront à Ottawa à l’occasion d’un forum organisé par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH). Les participants se pencheront sur les constatations émanant de l’initiative Imaginer l’avenir du Canada, une initiative qui a été lancée par le CRSH et dans le cadre de laquelle les technologies émergentes ont été ciblées comme l’un des six défis de demain que devra relever le Canada – un défi pour lequel la recherche en sciences humaines pourrait s’avérer cruciale dans le cadre du dialogue national.

Le forum sera axé sur la façon dont les technologies émergentes peuvent être mises à contribution de manière avantageuse pour les Canadiens – non seulement sur le plan économique, mais aussi, par exemple, en contribuant à la préservation des langues autochtones, à l’autonomisation des personnes âgées et à l’amélioration de l’accès à la justice. Les résultats de la recherche en sciences humaines sur ces questions aideront les Canadiens à mieux se préparer à l’avenir perturbateur qui les attend.

L’un des éléments intéressants du rapport de Forrester est que les emplois exigeant les compétences humaines les plus spécialisées sont ceux qui risquent le moins d’être automatisés – du moins dans un avenir proche. J’en conclus que le jour où l’intelligence artificielle remplacera la créativité, la communication interpersonnelle et la compréhension humaine est encore lointain. Plus encore, ces qualités sont l’essence d’une nouvelle économie réellement fondée sur le savoir. Voilà qui devrait laisser Siri bouche bée!

Ted Hewitt est président du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. À l’origine, cet article a été publié en anglais dans le cahier d’information sur l’innovation de The Hill Times le 3 octobre 2016.